Auguste POULET-MALASSIS

Auguste POULET-MALASSIS



Charles Baudelaire et Auguste Poulet-Malassis : les Fleurs du mal d’Alençon

Auguste Poulet-Malassis fut un grand ami et l’un des plus chers, des plus fidèles de Charles Baudelaire. Il fut également son éditeur fameux. Le 25 juin 1857, deux mois après la mort du général Aupick, le magnifique Auguste Poulet-Malassis, alias « Coco mal perché » comme le surnomme son ami Baudelaire, est l’homme par qui le scandale arrive dans l’Orne, l’éditeur des « Fleurs vénéneuses de l’Enfer », seize ans avant la naissance, dans la même ville d’Alençon, de Thérèse Martin, la future martyre du genre humain canonisée par le Pape, qui sera connue sous l’Appellation d’Origine Contrôlée : Sœur Thérèse de l’Enfant-Jésus et de la Sainte-Face. Auguste Poulet-Malassis, élève de l’école des Chartes en 1848, héritier d’une lignée d’imprimeurs établie depuis le XVIe siècle (Robert Malassis le premier du nom sévit à Alençon de 1539 à 1550), personnage hors du commun, exceptionnel, et précurseur de l’édition moderne[1], a repris l’affaire familiale en 1855 et imprime à Alençon, sur ses presses, à l’enseigne des éditions Poulet-Malassis et De Broise (Eugène de Broise est son beau-frère), 1.300 exemplaires des Fleurs du Mal, sur papier d’Angoulême. Le volume est vendu au prix de 3 francs.

L’amitié entre Baudelaire et Poulet-Malassis remonte à loin (La Révolution de 1848 ? Des relations communes ?), comme en témoigne une lettre de 8 mai 1850, de Charles Baudelaire à Gérard de Nerval : « Mon cher ami, Encore un service, si ce n’est pas une indiscrétion : deux billets d’orchestre pour Malassis, rue des Maçons-Sorbonne, 19 (l’actuelle rue Champollion). Vous avez vu Malassis avec moi. Je serais heureux que vous le connussiez... » L’affaire ne fut pas aisée, tant le poète a passé du temps à raturer, supprimer, retoucher ses vers. Le contrat d’édition a été signé le 30 décembre 1856. Enfin, le livre paraît.

D’emblée, le 5 juillet 1857, Gustave Bourdin l’étrille et suggère des poursuites (in Le Figaro) : « L’odieux y côtoie l’ignoble ; le repoussant s’y allie à l’infect… » Le 16 juillet, le parquet fait saisir le tirage des Fleurs du Mal. Baudelaire, trente-six ans, poète, et Poulet-Malassis, trente-deux ans, imprimeur-éditeur, sont traînés en justice pour la double accusation d’offense à la morale publique et à la morale religieuse. Objet d’un procès retentissant le 20 août 1857, après le réquisitoire du procureur Ernest Pinard (le même qui a instruit le 31 janvier 1857 contre Madame Bovary et Flaubert), l’ouvrage est mutilé de six poèmes et vaut de lourdes amendes à l’auteur (300 F.) et à l’éditeur (100 F). La réhabilitation ne sera effective qu’en 1949.

Poulet-Malassis n’en est pas à sa première comparution. Il a pris part, esprit contestataire, à la Révolution de 1848 (en 1871, il sera Communard) en publiant son propre journal socialiste, L’Aimable Faubourien, « Journal de la canaille : vendu par la crapule et acheté par les honnêtes gens ». Le journal, imprimé sur une feuille petit in-folio, paraissait le jeudi et le dimanche. En épigraphe se lisaient ces vers d’Auguste Barbier et d’Hégésippe Moreau : La grande populace et la sainte canaille - Se ruaient à l'immortalité. - Ce peuple qui, sur l'or jonché devant ses pas, - Vainqueur, marchait pieds nus et ne se baissait pas). Poulet-Malassis a été arrêté les armes à la main et a échappé de peu à l’exécution sommaire : sept mois de prison.

Un an plus tard, en 1858, les affaires de Poulet-Malassis se compliquent : les livres se vendent mal, une nouvelle condamnation pour la publication des Mémoires de Lauzun, lui inspire un moment de découragement dont il ne peut se défendre. Baudelaire l’apprend et s’en émeut : « J’ai lu à Paris des lettres de vous, où il y avait du découragement. Si vous vous découragez, alors vous courrez de vrais dangers. Je ne veux pas que vous perdiez la tête pour si peu, et rappelez-vous que ce n’est pas seulement l’égoïsme qui parle, mais l’amitié. Il y a eu quelques instants où votre situation était très belle. Cela peut se retrouver, et facilement. J’ignore quand j’aurai le plaisir d’aller à Alençon. J’ai cependant de grandes nouvelles et de grands projets à vous expliquer ; mais c’est long. Présentez mes amitiés à toute votre famille. »

(..)

Baudelaire écrit encore à Poulet-Malassis : « Je pensais dernièrement que je n’ai plus d’amis que ma mère et vous. » C’était, sans doute, oublier Asselineau et quelques autres. Mais la confession est là. Les affreuses années de Bruxelles n’étaient pas encore venues, pourtant, durant lesquelles son éditeur et ami lui devait centupler les marques de son affection et de son dévouement.

Le 24 mai 1861 (année où paraît la seconde édition des Fleurs du Mal, augmentée de trente-cinq poèmes nouveaux), Baudelaire cède à son ami et éditeur le droit de reproduction exclusif de ses œuvres littéraires parues ou à paraître, ainsi que de ses traductions d’Edgar Allan Poe. Outre Baudelaire (dont il publie les deux premières éditions des Fleurs du Mal, en 1857 et 1861, Théophile Gautier, 1859, Les Paradis artificiels,  1860, Les Épaves, deux éditions en 1866, une troisième en 1874, et Charles Baudelaire, Souvenirs, Correspondances, Bibliographie et pièces inédites, en 1872), Auguste Poulet-Malassis publie également (300 volumes), des livres d’histoire, les poètes romantiques, parnassiens, libertins, et non des moindres[2], tels : Paul Verlaine (Les Amies, 1867), Victor Hugo (Les Châtiments et Napoléon le petit, en 1869), Barbey d’Aurevilly (Du dandysme et de Georges Brummel, 1862), Edmond et Jules de Goncourt (Sophie Arnoul, 1857), Théodore de Banville (Les Odes funambulesques, 1857), Charles Moncelet.  (Les Oubliés et les Dédaignés, 1857), Théophile Gautier (Émaux et Camées, 1858), Leconte de Lisle et (Poésies complètes, 1858), (Poésies barbares, 1862) ; le parnassien normand admiré par Rimbaud, Albert Glatigny (Le théâtre érotique de la rue de la Santé, 1864, et Luxuriopolis à l’enseigne du beau triorchis, 1866), Joyeusetés galantes et autres du vidame Bonaventure de la Braguette (1866), Pierre de Lachambeaudie (Les Hors d’œuvre, 1852),  Vivant Denon (Point de lendemain du baron, conte libertin, 1876), Pierre-Jean de Bérenger (Les Gaietés, 1864), Népomucène Lemercier (Les quatre métamorphoses, 1866), le plus extraordinaire, sulfureux et libertin des poètes normands, surnommé le « Casanova du XVIIe siècle », Pierre-Corneille Blessebois (Lupanie, Histoire amoureuse de ce temps, 1668)…

Mais son goût des poètes novateurs, marginaux et des textes licencieux conduisent notre superbe et vaillant Poulet-Malassis à connaître de nombreux problèmes judiciaires et financiers, jusqu’à la faillite, prononcée le 2 septembre 1862. Condamné à la prison pour dettes, Poulet-Malassis s’exile en Belgique, à Bruxelles (septembre 1863-mai 1871), où le retrouve son ami Baudelaire (qui y séjourne, à l’hôtel du Grand-Miroir, du 24 avril 1864 au 2 juillet 1866 : très endetté, lui aussi, Baudelaire part pour entreprendre une tournée de conférences), qu’il voit quotidiennement et continue d’imprimer clandestinement, notamment des textes prohibés.

On sait ce que Baudelaire a écrit à propos des Belges et de leur pays : « Les Belges constituent une masse immense de cervelles vides, plus bêtes que les Français », ainsi qu’il le confie dans une lettre adressée, le 6 mai 1864, à sa mère. Bruxelles est pour lui « la capitale des Singes et la Belgique est le pays des Singes. » Le 30 mars 1865, Baudelaire écrit à Sainte-Beuve : « À propos de Poulet-Malassis, je vous dirai que je suis émerveillé de son courage, de son activité et de son incroyable gaîté. Il est arrivé à une érudition fort étonnante en fait de livres et de gravures. Tout l’amuse et tout l’instruit. Un de nos grands amusements, c’est quand il s’applique à faire l’athée, et quand je m’ingénie à faire le jésuite. Vous savez que je peux devenir dévot par contradiction (surtout ici), de même que, pour me rendre impie, il suffirait de me mettre en contact avec un curé souillon (souillon de corps et d’âme). »

Le mois suivant la mort de Baudelaire, le 31 août 1867, Auguste écrit à Charles Asselineau : « Quoique préparé, votre lettre m’a pris au gosier, et j’ai eu l’angoisse, et même des larmes. Vous savez si je l’aimais… ».

Revenu à Paris en 1871, Auguste Poulet-Malassis y meurt, dans rez-de-chaussée du 59, rue de Grenelle-Saint-Germain, le 11 février 1878. Les noms de Poulet-Malassis et de Baudelaire sont inséparables. Ne se contentant pas d’avoir été le premier éditeur des Fleurs du Mal, Malassis fut pour Baudelaire l’ami de tous les instants dont jamais le dévouement ne se démentit. Au poète malade, durant l’âpre calvaire de son exil à Bruxelles, où il demeure prisonnier de sa dette au « Grand Miroir », il apporte le perpétuel réconfort de sa gaieté et de son courage. Il fut - une dédicace l’atteste - le « seul être dont le rire ait allégé sa tristesse en Belgique ».

Christophe DAUPHIN

(Revue Les Hommes sans Epaules).

A lire : Pierre Dufay : Autour de Baudelaire : Poulet-Malassis, l’éditeur et l’ami (Au cabinet du Livre, 1931. Rééd. Slatkine, 2011), Claude Pichois : Auguste Poulet-Malassis, l’éditeur de Baudelaire (Fayard, 1996).


[1] Rendant un hommage mérité à l’éditeur alençonnais Auguste Poulet-Malassis, il convient de ne pas oublier de saluer un autre éditeur Normand très important : Alphonse-Pierre Lemerre, né le 9 avril 1838 à Canisy dans la Manche (ou Jean Follain naîtra en 1903), mort le 15 octobre 1912 à Paris. C’est au sein de la librairie de Lemerre, que se réunissent les futurs poètes du Parnasse contemporain dont la première publication date du 3 mars 1866, placée sous la direction de Louis-Xavier de Ricard et Catulle Mendès et qui comprend des poèmes de Charles Baudelaire, Stéphane Mallarmé, Paul Verlaine. Le Parnasse contemporain, recueil de vers nouveaux, comprendra 18 livraisons hebdomadaires, jusqu'au 30 juin 1866, avant la parution du volume complet en octobre. Il publiera deux autres volumes, qui paraîtront en 1871 et 1876. Auparavant, Lemerre a édité L’Art, la revue fondée par Ricard, soit dix numéros, entre le 2 novembre 1865 et le 6 janvier 1866 (dont, en novembre, l’article de Verlaine sur Baudelaire). En novembre 1866, Verlaine publie chez Lemerre, les Poèmes saturniens. Lemerre sera par la suite le maire, républicain et anticlérical de Ville-d'Avray. Il reste très attaché à la Normandie et à Canisy fait bâtir le château de Montmirel. En 1935, son petit-fils Désiré, publie Comment j'ai écrit certains de mes livres, ouvrage capital et posthume de Raymond Roussel. Les petits-enfants ferment la librairie et la maison d'édition en février 1965 : c’était la plus ancienne librairie parisienne en activité.

[2] Trop endetté, à l’époque, il ne put hélas éditer Lautréamont lorsque celui-ci le sollicita

Illustration: Félix Nadar : Portrait d’Auguste Poulet-Malassis (1858). Collection Centre des Monuments Nationaux, Fonds Nadar, Paris.



Publié(e) dans la revue Les Hommes sans épaules


 
Dossier : Poètes normands pour une falaise du cri n° 52